Vigile pascale

Temps liturgique: Triduum pascal, Temps de Pâques
Année liturgique: B
Date : 3 avril 2021
Auteur: André Wénin


« Par le baptême, nous avons été ensevelis avec lui dans la mort,

afin que nous menions une vie nouvelle, nous aussi,
comme le Christ qui, par la toute-puissance du Père,
a été relevé d’entre les morts. »
(Lettre aux Romains 6,4)

Note : en 2020, j’ai introduit chacun des textes de la Veillée pascale par un bref commentaire fournissant une clé de lecture possible. Cette année, je commenterai plus longuement les 1re et 3e textes – sachant que le 2e prévu (le « sacrifice d’Abraham ») a été commenté pour le 2e dim. de carême B. Le récit de la résurrection dans sa version de Marc est brièvement commenté également.

Dieu crée l’univers (Genèse 1,1–2,3)

Quand Dieu commença à créer le ciel et la terre – la terre était informe et vide, les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme et une tempête de Dieu le Père agitait la surface des eaux –, Dieu dit : « Que la lumière soit ». Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière est bien, et Dieu sépara la lumière des ténèbres. Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Il y eut un soir, il y eut un matin : jour unique.

Et Dieu dit : « Qu’il y ait une voûte solide au milieu des eaux, et qu’elle sépare les eaux en deux ». Dieu fit la voûte, et il sépara les eaux qui sont au-dessous de la voûte et les eaux qui sont au-dessus de la voûte. Et ce fut ainsi. Dieu appela la voûte ciel. Il y eut un soir, il y eut un matin : 2e jour.

Et Dieu dit : « Les eaux qui sont au-dessous du ciel, qu’elles se rassemblent en un seul lieu, et que paraisse le sol ferme ». Et ce fut ainsi. Dieu appela le sol ferme terre, et il appela la masse des eaux mers. Et Dieu vit : que c’est bien ! Et Dieu dit : « Que la terre produise l’herbe, la plante qui porte sa semence, et que, sur la terre, l’arbre à fruit donne, selon son espèce, le fruit qui porte sa semence ». Et ce fut ainsi. La terre produisit l’herbe, la plante qui porte sa semence, selon son espèce, et l’arbre qui donne, selon son espèce, le fruit qui porte sa semence. Et Dieu vit : que c’est bien ! Il y eut un soir, il y eut un matin : 3e jour.

Et Dieu dit : « Qu’il y ait des luminaires au firmament du ciel, pour séparer le jour de la nuit ; qu’ils servent de signes pour marquer les fêtes, les saisons et les années ; et qu’ils soient, au firmament du ciel, des luminaires pour éclairer la terre ». Et ce fut ainsi. Dieu fit les deux grands luminaires : le grand luminaire pour commander au jour, le petit luminaire pour commander à la nuit, et les étoiles. Dieu les plaça à la voûte du ciel pour éclairer la terre, et pour commander au jour et à la nuit, et pour séparer la lumière des ténèbres. Et Dieu vit : que c’est bien ! Il y eut un soir, il y eut un matin : 4e jour.

Et Dieu dit : « Que les eaux foisonnent d’une profusion d’êtres vivants, et que les oiseaux volent au-dessus de la terre, sous le firmament du ciel ». Dieu créa, selon leurs espèces, les monstres marins, tous les êtres vivants qui vont et viennent et foisonnent dans les eaux, et aussi, selon leur espèce, tous les oiseaux qui volent. Et Dieu vit : que c’est bien ! Dieu les bénit et dit : « Portez du fruit et multipliez-vous, emplissez les mers, et que les oiseaux se multiplient sur la terre ». Il y eut un soir, il y eut un matin : 5e jour.

Et Dieu dit : « Que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce, bestiaux, bestioles et bêtes sauvages selon leur espèce ». Et ce fut ainsi. Dieu fit les bêtes sauvages selon leur espèce, les bestiaux selon leur espèce, et toutes les bestioles de la terre selon leur espèce. Et Dieu vit : que c’est bien !

Et Dieu dit : « Faisons des êtres humains à notre image, selon notre ressemblance. Qu’ils soient les maîtres des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, des bestiaux, de toutes les bêtes sauvages, et de toutes les bestioles qui vont et viennent sur la terre ». Dieu créa l’être humain à son image, à l’image de Dieu il le créa, il les créa mâle et femelle. Dieu les bénit et Dieu leur dit : « Portez du fruit et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la. Soyez les maîtres des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, et de tous les animaux qui vont et viennent sur la terre ». Et Dieu dit : « Je vous donne toute plante qui porte sa semence sur toute la surface de la terre, et tout arbre dont le fruit porte sa semence : telle sera votre nourriture. À tous les animaux de la terre, à tous les oiseaux du ciel, à tout ce qui va et vient sur la terre et qui a souffle de vie, je donne comme nourriture toute herbe verte ». Et ce fut ainsi. Et Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et voici : c’est très bien ! Il y eut un soir, il y eut un matin : le 6e jour.

Ainsi furent achevés le ciel et la terre, et tout leur déploiement. Le 7e jour, Dieu acheva toute l’œuvre qu’il avait faite, et il se reposa, le 7e jour, de toute l’œuvre qu’il avait faite. Et Dieu bénit le 7e jour et il le sanctifia, car Dieu s’y reposa de toute l’œuvre qu’il avait créée pour faire.

Ce texte se présente comme une sorte de poème liturgique. Scandé par des refrains, son rythme donne un ton solennel à sa progression en crescendo, dont le sommet est… le 7e jour, et non l’humanité, comme on le penserait spontanément. Car ici, l’être humain est fait pour le sabbat. Une affirmation que Jésus renversera quand une certaine interprétation du judaïsme de son temps aura fait du sabbat un jour de contraintes, où la loi devient une réalité oppressante.

Dans le récit, tout commence avec une réalité chaotique dans laquelle la parole divine va peu à peu mettre de l’ordre. Elle commence par l’apparition de la lumière qui, en alternance avec les ténèbres (qui étaient là avant), instaure le rythme fondamental du temps. Ensuite, au milieu de l’amas des eaux (lui aussi préexistant), Dieu installe une voûte. Une immense bulle d’air apparaît alors en dessous de la voûte et au-dessus de l’océan. Enfin, il fait émerger la terre ferme qu’il couvre de végétaux. Ainsi, au fur et à mesure que Dieu profère ses paroles créatrices, le lecteur ou la lectrice voit se dessiner le monde tel qu’il apparaît à un regard ingénu (influencée par la science, notre vision du monde nous fait voir les choses autrement !) : le temps rythmé de soir en matin, l’espace fait du ciel, des mers et de la terre. Le 4e jour, Dieu complète l’œuvre du 1er jour en installant les astres qui, en plus d’éclairer la terre, marquent aussi le rythme annuel des saisons et des fêtes.

En mettant ainsi en place le cadre du monde, le créateur en fait le moins possible lui-même : il parle et cela se fait. Il ne plante même pas la végétation : sa parole suffit à rendre la terre fertile de sorte qu’elle génère elle-même les plantes de toutes sortes. La seule chose qu’il fait, c’est la voûte – parfois appelée « firmament », un élément « ferme » qui assure la solidité de la configuration de l’espace – ainsi que les « luminaires » qui servent de calendrier – il ne faudrait pas qu’on les prenne pour des dieux. Mais surtout, confronté au chaos initial, une masse d’eau informe plongée dans les ténèbres et agitée par une tempête « de Dieu le père », il n’en détruit rien : apaisant ce grand vent pour en faire une parole en un souffle articulé, il éclaire les ténèbres sans les chasser puisque la nuit garde son espace, puis il maîtrise l’océan primordial, qui subsistera dans les océans et dans l’eau qui tombe du ciel. De la sorte, même ce qui semblait négatif a priori est intégré dans un ensemble harmonieux. Mais cet univers est présenté comme le fruit de la parole de Dieu. Il peut donc être considéré comme un « message » que celui-ci adresse à celles et ceux qui lisent le texte et contemplent le monde à travers les mots du texte.

Le monde animal qui apparaît les 5e et 6e jours prolonge ce message en attirant le regard vers la profusion de vie qui émane du créateur. Cette fois, en effet, il met la main à la pâte : non content de parler, il agit conformément à ce qu’il a dit : il « crée », autrement dit, il produit de la nouveauté, de l’inattendu, du jamais vu. Il commence par peupler ainsi les espaces marins et aériens, puis fait de même avec l’espace terrestre, y installant différentes espèces animales (les bêtes sauvages, le bétail, puis tout le reste des animaux) ; enfin, il crée l’humanité. Et de même qu’il avait fait en sorte que les végétaux puissent se reproduire par eux-mêmes (3e jour), il bénit les vivants en les invitant à transmettre la vie qu’ils reçoivent et à occuper les espaces qui sont les leurs. Dieu ne garde donc pas pour lui les clés de la vie. Il accorde celle-ci avec une générosité qui ne calcule pas, et se refuse à contrôler ce qu’il a donné dans sa largesse.

La création des humains marque une certaine rupture. Le créateur commence par se parler à lui-même, dirait-on ; à moins qu’il ne s’adresse au lecteur, à la lectrice, pour l’inviter à collaborer avec lui pour faire naître l’humain. Car si Dieu fait ce dont lui seul est capable – ce qui est le sens du verbe biblique « créer » –, il ne fait pas tout. Il crée les humains « à son image », mais pas « selon sa ressemblance ». Car, créés « mâle et femelle », ils sont aussi à l’image des animaux (il suffit d’ouvrir le journal – je m’excuse auprès des bêtes de leur comparer les humains). La ressemblance avec Dieu, c’est donc l’affaire des humains. Et Dieu leur suggère un chemin pour apprendre à rendre ressemblante son image inscrite en eux : maîtriser l’animalité, y compris et peut-être surtout celle qui les habite. Puis, en leur proposant un menu végétal différent de celui des bêtes, il les invite à la douceur envers elles. Ainsi, après avoir donné aux humains la tâche de maîtriser les bêtes, Dieu leur suggère qu’ils peuvent le faire sans violence. En effet, non seulement ils n’auront pas besoin de les tuer pour se nourrir, mais ils ne devront même pas se disputer avec elles pour avoir de quoi manger. Ce « végétarisme originel » a quelque chose d’irréaliste, d’autant plus qu’il s’étend aux bêtes qui reçoivent l’herbe à manger. Mais il est révélateur du projet de Dieu : un monde sans violence, pacifique, où les humains seraient les pasteurs de leur propre animalité, selon la belle formule de Paul Beauchamp.

Dernière remarque : soir après soir, le créateur prend du recul pour s’extasier devant ce qu’il a créé. Comme s’il suspendait son action pour en mesurer l’effet. Et il s’extasie : « Que c’est bien ! Que c’est beau ! » Faire être, en effet, c’est aussi laisser être, ouvrir un espace où l’autre peut être lui-même sous un regard bienveillant qui donne confiance. Au terme, « Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et voici : c’est très bien ! » Cet émerveillement devant ce qui est autre que lui se prolonge ainsi tout au long du 7e jour. C’est le jour où Dieu prend distance, cesse de déployer sa puissance pour ouvrir au monde créé, en particulier à l’humanité, un espace de liberté où vivre et s’épanouir. Car tout n’est pas fait, comme le suggère le dernier mot : Dieu a créé une œuvre « pour faire ». C’est là la tâche des humains, une tâche qu’ils mèneront à bien dans la mesure où, à l’image du dieu du 7e jour, ils sauront mettre une limite à leur domination. Alors, se montrant plus fort que leur force, ils pourront faire place à l’altérité en la respectant et même en s’en émerveillant.

Autant dire qu’il reste du pain sur la planche !…

Un combat épique (Exode 14,1–15,1)

Le récit de la libération d’Israël est une sorte d’épopée, et il respecte la loi du genre. Il choque souvent lectrices et lecteurs, outrés de voir Dieu se comporter comme un guerrier. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit d’une histoire et que le dieu qui y est mis en scène reflète la représentation que l’auteur se fait du dieu d’Israël. Et si cette représentation n’est plus la nôtre, si même elle entre en contradiction avec l’image que nous avons de Dieu, est-ce une raison pour penser qu’elle est non pertinente et n’a rien à nous dire ? Ne serait-ce que pour nous pousser à nous interroger sur la représentation de Dieu qui est la nôtre et au nom de laquelle nous nous posons en juges du texte biblique. Car si nous critiquons l’image de dieu de l’auteur, sommes-nous vraiment sûrs que l’image que nous nous faisons de lui reflète mieux la vérité du Dieu vivant ? Laissons donc à ce texte une chance de dire ce qu’il a à nous dire… en le lisant intégralement (la lecture prévue par le lectionnaire commence seulement au paragraphe 4 !).

À savoir avant de lire : dans les lignes qui précèdent, le pharaon a enfin cédé à la revendication du Seigneur : après avoir refusé avec obstination de laisser partir les Hébreux, il a fini par les chasser (voir Exode 13,31-32). Ceux-ci quittent alors l’Égypte à marche forcée, guidés par Dieu dont la présence est figurée par la colonne de feu et de nuée. Dieu redoute en effet que, confrontés à un ennemi, les « fils d’Israël » retournent au pays de leur esclavage (13,17-22). C’est alors que…

 

… le Seigneur parla à Moïse : « Parle aux fils d’Israël et qu’ils reviennent en arrière et campent devant Pi-Hahirôt, entre Migdol et la mer ; c’est devant Baal-Çefôn, en face, que vous camperez, près de la mer [1]. Et Pharaon dira des fils d’Israël: “Ils sont en train d’errer dans le pays : le désert s’est refermé sur eux”, et je ferai en sorte que Pharaon renforce sa décision[2] et les poursuive, et je montrerai ma gloire [3] en Pharaon et en toute son armée, et les Égyptiens sauront que je suis le Seigneur. »

Ils firent ainsi. Et l’on raconta au roi d’Égypte que le peuple avait fui. Alors Pharaon et ses ministres changèrent de décision à propos du peuple et ils dirent : « Qu’avons-nous fait ? Nous avons laissé partir Israël et il ne nous servira plus ! » Et il attela son char et prit sa troupe avec lui ; et il prit 600 chars d’élite et tous les chars d’Égypte avec un 3homme sur chacun [4]. Et le Seigneur fit en sorte que Pharaon roi d’Égypte renforce sa décision, et il poursuivit les fils d’Israël alors que ceux-ci sortaient libres et fiers. Les Égyptiens – tous les chevaux et les chars de Pharaon et leurs cavaliers et son armée – les poursuivirent. Ils les rejoignirent, alors qu’ils campaient près de la mer près de Pi-Hahirôt, devant Baal-Çefôn.

Pharaon s’était approché et les fils d’Israël levèrent les yeux : voici les Égyptiens en marche derrière eux, et ils paniquèrent. Et les fils d’Israël crièrent vers le Seigneur. Puis ils dirent à Moïse : « Manquait-il de tombes en Égypte que tu nous aies pris pour aller mourir dans le désert ? Que nous as-tu fait en nous faisant sortir d’Égypte ? N’est-ce pas ainsi que nous te parlions en Égypte quand nous disions : “Laisse-nous être esclaves de l’Égypte, car mieux vaut pour nous être esclaves de l’Égypte que mourir dans le désert” ». Et Moïse dit au peuple : « N’ayez pas peur, tenez-vous prêts pour voir le salut que le Seigneur réalisera pour vous aujourd’hui ; car vous qui avez vu les Égyptiens aujourd’hui, vous ne les verrez jamais plus ; c’est le Seigneur qui combattra pour vous. Mais vous, taisez-vous. »

Et le Seigneur dit à Moïse : « Qu’as-tu à crier vers moi ? Parle aux fils d’Israël, qu’ils se mettent en route. Et toi, lève ton bâton, étends ta main sur la mer et fends-la, que les fils d’Israël entrent au milieu de la mer sur la terre sèche. Et moi, voici que je ferai en sorte que les Égyptiens renforcent leur décision, et ils entreront derrière eux et je montrerai ma gloire en Pharaon et en toute son armée, en ses chars et en ses cavaliers, et les Égyptiens sauront que je suis le Seigneur quand j’aurai montré ma gloire en Pharaon, en ses chars et en ses cavaliers. » Et l’ange de Dieu qui allait devant le camp d’Israël se mit en route et alla derrière eux ; et la colonne de nuée se mit en route de devant eux et se tint derrière eux, et elle vint se mettre entre le camp de l’Égypte et le camp d’Israël. Il y eut nuée et ténèbres, mais il illumina la nuit (pour les fils d’Israël). Ainsi l’on ne s’approcha pas l’un de l’autre de toute la nuit. Et Moïse étendit sa main sur la mer et le Seigneur chassa la mer au moyen d’un puissant vent d’est toute la nuit et il mit la mer à sec et les eaux se fendirent. Et les fils d’Israël entrèrent au milieu de la mer sur la terre sèche tandis que les eaux formaient pour eux une muraille à leur droite et à leur gauche. Et les Égyptiens les poursuivirent et ils entrèrent derrière eux, tous les chevaux de Pharaon, ses chars et ses cavaliers, jusqu’au milieu de la mer.

Au petit matin, le Seigneur regarda vers le camp des Égyptiens depuis la colonne de feu et de nuée et il sema la pagaille dans le camp des Égyptiens. Il dévia les roues de leurs chars de sorte qu’ils les guidaient avec difficulté. Alors les Égyptiens dirent : « Fuyons devant Israël car c’est le Seigneur qui combat pour eux contre nous. » Alors le Seigneur dit à Moïse : « Étends ta main sur la mer, que les eaux reviennent sur les Égyptiens, sur leurs chars et sur leurs cavaliers. » Et Moïse étendit sa main sur la mer et la mer revint à la normale, au tournant du matin, tandis que les Égyptiens fuyaient au-devant d’elle. Ainsi, le Seigneur précipita les Égyptiens au milieu de la mer.

Les eaux revinrent donc : elles recouvrirent les chars et les cavaliers de toute l’armée de Pharaon qui étaient entrés derrière eux dans la mer : il n’en resta pas un seul, alors que les fils d’Israël étaient allés sur la terre sèche au milieu de la mer, les eaux formant pour eux une muraille à leur droite et à leur gauche.

Et le Seigneur sauva en ce jour-là Israël de la main des Égyptiens et Israël vit les Égyptiens morts sur le rivage de la mer. Et Israël vit l’exploit que le Seigneur avait réalisé contre les Égyptiens, et le peuple craignit le Seigneur et ils eurent confiance dans le Seigneur et dans son serviteur Moïse. Alors Moïse et les fils d’Israël chantaient ce chant au Seigneur « Je chanterai pour le Seigneur ! Éclatante est sa victoire : cheval et cavalier, il les jette à la mer… » 

Ce récit est raconté de telle sorte que le lecteur ou la lectrice bénéficie de nombreuses informations que la plupart des personnages de l’histoire ignorent. Ainsi, on entend ce que le Seigneur dit en privé à Moïse, grâce à quoi on comprend peu à peu sa tactique : placer Israël à un endroit bien précis, près de la mer, après l’avoir fait tourner en rond pour attirer le pharaon et son armée ; quand la poursuite est sur le point d’aboutir, fendre la mer en deux pour en faire un piège et y faire entrer Israël dans l’espoir que l’avidité des Égyptiens les poussera à suivre ; une fois ceux-ci entrés, refermer les eaux sur eux, les y précipiter pour s’en débarrasser définitivement. Par ailleurs, le récit relate les actions guerrières de Dieu dont les personnages ne peuvent percevoir que les effets : pousser Pharaon à l’erreur en l’encourageant à persister dans sa décision de poursuivre les fuyards ; déplacer la colonne de feu et de nuée pour l’interposer entre les deux camps une fois la jonction opérée ; repousser les eaux au moyen du vent et mettre à sec le milieu de la mer ; au matin, jouer les éclaireurs puis les saboteurs pour neutraliser la puissance des chars ; enfin précipiter l’ennemi dans la mer au moment où il tente de fuir pour échapper au piège.

Bref, tout est mis en œuvre dans le récit pour que le lecteur, la lectrice perçoive clairement que le Seigneur est le maître de l’histoire, au moment de libérer les esclaves du tyran qui les a réduits en esclavage, les a opprimés et avait même l’intention de les exterminer en faisant mourir les petits garçons (voir Exode 1). Autrement dit, lecteur et lectrice doivent être témoins de la « gloire » du Seigneur. Et la stratégie narrative destinée à les y amener se met en place dès le début, quand le récit les surprend en racontant comment le Seigneur fait subitement volte-face. Lui qui poussait les Israélites à s’éloigner de l’Égypte en toute hâte et sans être confrontés à un danger, voilà qu’il ordonne à Moïse de les ramener en arrière et l’informe qu’il va faire en sorte que le pharaon et son armée se lancent à leur poursuite ! Quelle mouche l’a donc piqué ? Il le révèle au même Moïse : il veut montrer qui il est et combien grande est sa maîtrise (sa « gloire »), de sorte que les Égyptiens le reconnaissent enfin. Jusqu’ici, en effet, ils n’ont jamais vraiment voulu savoir qui il est, ni reconnaître ses droits sur les fils d’Israël (voir Exode 5,1-2). Mais doit-il pour cela exposer son peuple à la guerre, au risque que, par peur de mourir, il retourne vers son ancien maître ?

En réalité, à lire le récit, on comprend que le vrai but de Dieu est différent et ne concerne pas l’Égypte, mais Israël. Je m’explique. Quand les Israélites voient l’armée de Pharaon s’approcher alors qu’ils campent paisiblement au bord de la mer, ils se mettent à paniquer : ils se voient faits comme des rats, coincés entre la puissante armée et la mer, entre le retour à l’esclavage et la mort par noyade. Ils crient vers le Seigneur, puis, en l’absence de réponse, ils se tournent vers Moïse. Ce qu’ils lui disent est clair. En reprochant à leur leader de les avoir tirés de l’esclavage, ils lui disent : « Laisse-nous être esclaves de l’Égypte, car mieux vaut pour nous être esclaves de l’Égypte que mourir dans le désert ». Ils prétendent avoir dit cela à Moïse en Égypte. En réalité, c’est ce qu’ils lui disent maintenant : entre l’esclavage et la mort, y a pas photo ! Ainsi, alors que Pharaon vient reprendre manu militari les esclaves qu’il n’aurait jamais dû laisser partir, ces derniers regrettent d’être partis et sont prêts à se jeter dans les bras de leur ancien maître. Bref, en mettant les fils d’Israël dans cette situation, le Seigneur les a mis au pied du mur : veulent-ils l’esclavage ou la liberté !

Mais Dieu a un joker : Moïse. Témoin de la peur qui pousse les Israélites à préférer l’esclavage, il intervient, fort de sa confiance en Dieu. Il invite les Israélites à ne pas craindre et à laisser le Seigneur agir en vue de les « sauver » définitivement. C’est lui, dit-il, qui combattra : qu’ils se taisent et regardent. Mais en parlant ainsi, Moïse met Dieu au pied du mur lui aussi ! À lui d’intervenir, cette fois ! Son action va être décisive. Il commence par s’interposer entre les deux camps au moyen de la colonne de feu et de nuée. C’est bien sûr pour protéger Israël de l’armée lancée à sa poursuite. Mais c’est aussi pour protéger Israël de lui-même et l’empêcher de se rendre aux Égyptiens comme il vient de le dire. Ensuite, en éclairant la nuit, il rend crédible l’appel à la confiance lancé par Moïse : voir clair l’obscurité quand on est menacé, c’est rassurant, en effet ; d’autant plus qu’ici, la lumière est le signe qu’Israël n’est pas seul. Quand ensuite Moïse étend le bras sur la mer, le Seigneur invite les fils d’Israël à aller de l’avant au lieu de rêver d’un retour en l’Égypte, à l’esclavage. En ouvrant un chemin au cœur des eaux, il encourage ceux qui disaient « plutôt esclaves que morts » à prendre le risque de mourir plutôt que de rester esclave. C’est là une forme de test : auront-ils assez confiance en ce que Moïse leur a dit du Seigneur, pour repousser la tentation de revenir en arrière ?

Lorsqu’il entre dans la mer, Israël renonce pour de bon à l’Égypte. Il se libère de la complicité qui, il y a un instant, le liait encore à son ancien maître. Voilà ce que le Seigneur avait en tête en ramenant le peuple près de la mer. Il voulait le libérer de son lien intérieur avec l’esclavage auquel il était attaché par désir de sécurité ; il entendait lui apprendre la confiance qui pousse à oser la liberté et la vie. Pour permettre cela, Dieu agit en refaisant le geste de la création : il sépare la terre sèche des eaux de la mer pour permettre la vie. De la sorte, il se montre maître des éléments du créé : le feu au moyen duquel il illumine les ténèbres de la nuit, le vent qu’il fait souffler avec puissance, l’eau de la mer qu’il maîtrise, et la terre qu’il fait apparaître. Pour donner naissance à un peuple libre, il déploie bel et bien sa puissance créatrice. Car c’est une naissance qu’Israël expérimente lorsqu’il sort de l’espace fermé et étroit qu’est l’Égypte vers un lieu ouvert à travers un canal humide (« les eaux formant pour eux une muraille à leur droite et à leur gauche »).

Ainsi, loin de mettre Dieu en scène sous les seuls traits d’un guerrier, le texte le dépeint d’abord comme une force de vie – chose que ne peut pas voir celui ou celle qui se laisse aveugler par l’image d’un dieu violent. Une autre image se dessine aussi : celle du pasteur qui prend soin de son troupeau, le conduit sur le chemin, le protège et le rassure quand il est agressé, et qui lui donnera bientôt à boire et à manger (Exode 15,22–16,32, voir Psaume 77,21 : « Comme un troupeau, tu guidais ton peuple par la main de Moïse et Aaron ») ? En réalité, c’est ainsi que Dieu doit apparaître aux yeux d’Israël. Son action de guerrier, il la réserve à l’armée lancée à la poursuite d’Israël. C’est contre elle qu’il déploie sa stratégie, c’est chez elle qu’il sème la pagaille, c’est sa puissance qu’il neutralise en sabotant ses chars, c’est elle qu’il engloutit dans la mer où elle s’est imprudemment avancée dans son avidité insatiable [5]. Du reste, ce que Moïse a annoncé aux fils d’Israël (« C’est le Seigneur qui combattra pour vous »), ce sont les Égyptiens qui le constatent quand ils reconnaissent enfin : « C’est le Seigneur qui combat pour eux contre nous ».

Les fils d’Israël reconnaîtront un autre visage du même dieu, donnant eux aussi raison à Moïse. Il leur disait : « Voyez le salut que le Seigneur réalisera pour vous aujourd’hui ; car vous qui avez vu les Égyptiens aujourd’hui, vous ne les verrez jamais plus ». Quand ils voient ces ennemis morts sur le rivage de la mer, ils y reconnaissent le signe de l’intervention divine et comprennent que « le Seigneur les a sauvés en ce jour-là de la main des Égyptiens » (mais aussi de l’Égypte intérieure). Ils « craignent » le Seigneur, mais cette crainte est bien différente de la panique qui les a saisis à la vue de l’armée du pharaon : elle les pousse à se fier, non seulement au Seigneur, mais aussi à Moïse, puisque ses paroles d’invitation à la confiance se sont effectivement réalisées. C’est pourquoi, en Moïse, ils voient désormais « le serviteur du Seigneur ». Et alors que la peur des Égyptiens leur arrachait des cris, la crainte de Dieu les pousse à présent à chanter sa gloire, qu’eux aussi ont reconnue. C’était là sans doute un autre but du Seigneur : amener Israël à reconnaître ce qu’il est capable de faire quand sont en jeu la liberté d’un peuple esclave dont la vie même était menacée.

Ce récit est essentiel au sens de Pâques. Il raconte un dieu qui libère les humains des liens qui les aliènent et les rendent esclaves d’eux-mêmes tout autant que des autres, qui les en libère, mais pas sans eux. Le peuple trouve la vie quand il consent à la perdre, s’il croit que la mort n’est pas le terme du chemin.

La visite des femmes au tombeau de Jésus (Marc 16,1-7 + 8)

Le sabbat une fois passé, Marie Madeleine, Marie, mère de Jacques, et Salomé achetèrent des parfums pour aller embaumer le corps de Jésus. De grand matin, le premier jour de la semaine, elles vont au tombeau alors que le soleil se levait. Elles se disaient l’une à l’autre : « Qui roulera pour nous la pierre de l’entrée du tombeau ? » Levant les yeux, elles voient que la pierre a été roulée, car elle était très grande.

Entrées dans le tombeau, elles virent, assis à droite, un jeune homme habillé d’un vêtement blanc. Elles furent saisies de frayeur. Mais il leur dit : « Ne soyez pas effrayées ! Vous cherchez Jésus de Nazareth, le crucifié ? Il a été éveillé. Il n’est pas ici : voici l’endroit où il a été déposé. Mais allez, dites à ses disciples et à Pierre qu’il vous précède en Galilée : là vous le verrez, comme il vous l’a dit.” »

Elles sortirent et s’enfuirent loin du tombeau, car elles étaient prises de tremblement et de stupeur ; et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur. 

Lorsqu’on a lu dans le même évangile de Marc (14,3-9) la scène où une femme vient oindre la tête de Jésus et où celui-ci dit « D’avance elle a parfumé mon corps pour mon ensevelissement », on se demande pourquoi d’autres femmes achètent des parfums pour un embaumement qui a déjà eu lieu. Ensuite, l’insistance de l’évangéliste sur le moment où ces femmes partent pour le tombeau attire l’attention : « De grand matin, le premier jour de la semaine […] alors que le soleil se levait ». Du neuf semble se dessiner, un matin nouveau, une semaine qui commence quand la lumière se fait, comme le premier jour du monde, où la lumière jaillissait en réponse au « Que la lumière soit ! » de Dieu. Autre élément de surprise : les femmes parties au tombeau n’ont pas pensé à la lourde pierre qui le ferme. Elles semblent s’en apercevoir seulement à leur arrivée… pour se rendre compte qu’elle est roulée de côté. Qui a pu forcer les portes de la mort ? C’est que la pierre est très grande[6] !

Nouvelle surprise : entrant dans le tombeau, les femmes ne voient pas le corps qu’elles s’atten­dent à trouver, mais un « jeune homme » (personne ne dit que c’est un « ange ») revêtu de blanc, ce qui évoque également la nouveauté, la lumière. En vêtement blanc, comme celui de Jésus à la transfiguration (Marc 9,3), cet homme est « assis à droite », comme le Messie du psaume 110,1, assis à la droite de Dieu (que Jésus cite en Marc 12,36), comme le fils de l’humain de Daniel 7,13, assis à la droite du tout-puissant (que Jésus cite en Marc 14,62) : serait-ce une figure du ressuscité qui a déserté la tombe ? Marc ne le dira pas. Il préfère laisser résonner la parole dont le jeune homme est porteur. Voyant la frayeur des femmes, celui-ci tente de les rassurer. Puis, faisant écho à leur recherche, il les surprend : le crucifié ? éveillé, relevé ! Disparu, celui qui était déposé là… À sa place, une mission, un message à transmettre, qui ne fait que reprendre ce que Jésus a dit aux disciples avant son arrestation : « Je frapperai le berger, et les brebis seront dispersées. Mais, une fois ressuscité, je vous précéderai en Galilée » (14,27-28). La Galilée, là où tout a commencé, lorsque Jésus s’est mis à proclamer « la bonne nouvelle de Dieu en disant : “Le temps est accompli. Le Règne de Dieu s’est fait proche : changez de mentalité et fiez-vous à la bonne nouvelle” » (Marc 1,14-15). Autrement dit, Jésus attend ses disciples avec la même bonne nouvelle, mais désormais confirmée par sa victoire sur la mort. Dorénavant, c’est dans la proclamation de cette bonne nouvelle qu’il se rendra visible.

La finale est tellement surprenante que le lectionnaire l’omet purement et simplement – pour éviter aux prédicateurs de devoir l’expliquer, je présume. (Censurer ce qui pose question, c’est tellement catholique !) Malgré la tentative du jeune homme pour les rassurer avec un message plutôt réjouissant, les femmes semblent encore plus effrayées : elles tremblent sous le coup de la stupeur. Et c’est le dernier mot du récit de Marc, qui laisse lecteur et lectrice sur cette énigme. Comme si, décevant leur attente, il voulait les intriguer, les obliger à se questionner, et à recueillir le message que les femmes n’ont transmis à personne mais qu’ils ont entendu. Le lecteur est ainsi renvoyé en Galilée, c’est-à-dire au début du récit : il peut se mettre à le relire à la lumière d’une finale qui lui donne un sens nouveau, tout en sachant que le dernier mot ne cessera pas de lui échapper. C’est la liberté de la lectrice, du lecteur, que Marc suscite ainsi : à lui, à elle de risquer le dernier mot en voyant comment répondre à la bonne nouvelle à peine entendue dans la bouche du jeune homme.

André Wénin


[1] Il n’est pas possible de situer les lieux mentionnés sur une carte de géographie. L’auteur connaissait-il ces lieux ? Rien n’est moins sûr. Cela dit, selon les rabbins, Pi-Hahirôt pourrait signifier « la bouche de la liberté ».

[2] Habituellement, les traductions ont « endurcir le cœur », mais l’expression prête à confusion. L’hébreu dit « renforcer le cœur », le cœur étant le lieu de la réflexion et de la décision. Pour une fois, le choix de la traduction liturgique rend le sens adéquatement : « Je ferai que Pharaon s’obstine ».

[3] La traduction liturgique (« je me glorifierai ») peut induire en erreur. Il s’agit pour Dieu de montrer qui il est et quel « poids » est le sien.

[4] Sur un char, il y a normalement 2 hommes : le conducteur et un combattant armé. Y mettre un 3e homme, c’est doubler sa force de frappe, les 2 soldats combattant chacun de son côté, sans exposer leur dos à l’ennemi.

[5] Le poème du chapitre 15 traduit cette avidité en prêtant ces mots aux Égyptiens : « L’ennemi se disait : “Je poursuivrai, je rattraperai ; je partagerai le butin, ma gorge s’en gavera ; je tirerai mon épée, je ferai main basse » (verset 9).  

[6] Dans la Genèse, un personnage « roule une grande pierre » (les mots sont les mêmes en grec) pour dégager un trou fermé et donner accès à l’eau, source de vie : c’est Jacob qui soulève la grande pierre qui bouchait un puits pour donner à boire au troupeau de son oncle (en Genèse 29,2-3.10). Selon la tradition juive ancienne, l’eau a continué de jaillir du puits tout au long des 20 ans que Jacob a passés chez son oncle.

Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin