Quatrième dimanche de l'Avent A

Temps liturgique: Avent
Année liturgique: A
Date : 18 décembre 2022
Auteur: André Wénin

« Au Seigneur, le monde et sa richesse, la terre et tous ses habitants !
C’est lui qui l’a fondée sur les mers et la garde inébranlable sur les flots. »

(Psaume 24,1-2) 

Emmanuel (Isaïe 7,10-16)

Le Seigneur parla de nouveau au [roi] Achaz : « Demande pour toi un signe venant du Seigneur ton Dieu, au fond du séjour des morts ou sur les sommets, là-haut. » Achaz dit : « Je n’en deman­derai pas, je ne veux pas mettre le Seigneur à l’épreuve. » Il dit alors : « Écoutez donc, maison de David ! Ne vous suffit-il pas de fatiguer les hommes pour que vous fatiguiez aussi mon Dieu ! C’est pourquoi mon seigneur lui-même vous donnera un signe : Voici que la jeune femme est enceinte, elle est sur le point d’enfanter un fils, et elle l’appellera Emmanuel (“Dieu-avec-nous”). De crème et de miel il se nourrira, pour qu’il sache rejeter le mal et choisir le bien. Mais avant que cet enfant sache rejeter le mal et choisir le bien, le pays dont les deux rois te font trembler sera laissé à l’abandon. ».

Mais pourquoi donc le Seigneur invite-t-il le roi Achaz à lui demander un signe ? (On imagine que le prophète Isaïe joue les porte-parole.) Mystère et boule de gomme ! Encore un oracle qui sort de nulle part, grâce aux ciseaux de notre censeur liturgique. S’il a choisi cet extrait, c’est bien sûr pour le fameux « oracle de l’Emmanuel » qui annonce la naissance de Jésus. Encore que l’on se demande quel intérêt et quel sens l’annonce d’un fils à naître plus de sept siècles plus tard pouvait bien avoir pour un roi qui tremble. Malgré cela, il se montre soucieux de ne pas mettre Dieu à l’épreuve, attitude à la fois juste et louable (voir Exode 17,1-7 ou Deutéronome 6,16). Mais pourquoi, alors, le prophète la lui reproche-t-il vertement ? Et qui sont les deux rois qui font trembler Achaz ? Sur ces points aussi, le mystère est entier. Et le censeur s’en fiche, même si son choix donne à penser que les écrits de l’Ancien Testament n’ont ni queue ni tête, leur unique intérêt étant de contenir l’une ou l’autre phrase qui prépare le Nouveau, histoire de montrer que Dieu a quand mê­me de la suite dans les idées.

En lisant ce qui précède, le mystère se dissipe. Le contexte de cet oracle est une grave crise à laquelle le roi Achaz est confronté. Alors qu’il est monté sur le trône depuis peu, son royaume, Juda (au Sud), est agressé par deux voisins : le roi d’Israël (au Nord) sans doute contraint par celui d’Aram (en Syrie actuelle)[1]. « Au temps d’Achaz (…) roi de Juda, Recine le roi d’Aram (…) et Pèqakh le roi d’Is­raël montèrent contre Jérusalem pour l’attaquer, mais ils ne purent pas l’attaquer. La cour d’Achaz fut informée : “Les Araméens ont pris position dans le pays d’Israël”. Alors le cœur du roi et le cœur de son peuple furent secoués comme les arbres de la forêt sont secoués par le vent. » Une coalition de deux rois plus puissants et déterminés à prendre sa capitale : voilà ce qui effraie à juste titre Achab et la population de la ville. Le Seigneur lui envoie alors Isaïe. Le roi est en train de superviser des travaux destinés à permettre à la ville de soutenir le siège qui s’annonce, signe qu’il s’en remet à des moyens humains dans l’espoir de sauver sa capitale.

Voici le message que le Seigneur envoie à Achaz par l’intermédiaire du prophète : « Tu lui diras : “Garde ton calme, ne crains pas, ne va pas perdre courage devant ces deux bouts de tisons fumants, à cause de la colère brûlante du roi d’Aram et du roi d’Israël. Parce qu’Aram a décidé de te faire du mal, Israël et son roi ont dit : “Montons contre [le royaume de] Juda, pour l’effrayer et le forcer à se rendre de manière à lui imposer comme roi le fils de Tabéel”. » Le prophète commence par dévoiler le projet des coalisés : les Araméens ont décidé de s’en prendre au royaume de Juda dans le but d’y installer un roi à leur solde car ils sont furieux contre Achaz (on apprend par ailleurs que c’est parce que son prédécesseur a refusé de se joindre à la coalition destinée à résister à l’envahisseur assyrien). Mais en même temps qu’il transmet cette information, le prophète se moque déjà des deux agresseurs : la colère qui les enflamme fait d’eux « deux bouts de bois fumants »… qui feront long feu ! C’est ce que la suite du message explicite : le projet des deux rois est voué à l’échec. Ils ne parviendront pas à soumettre Juda, quelle que soit leur puissance. « Ainsi parle le Seigneur Dieu : Cela ne durera pas, cela ne sera pas, que la capitale d’Aram soit Damas, et Recine, le chef de Damas, et que la capitale d’Israël soit Samarie, et Pèqakh, le chef de Samarie. » Quant à Juda, il n’a pas à se fier à des moyens humains , puisque le Seigneur est son rempart. D’où l’avertissement invitant à la confiance : « Mais vous, si vous ne croyez pas, vous ne pourrez pas tenir ».

C’est alors que, par l’intermédiaire de son prophète, le Seigneur invite Achaz à demander un signe : cela lui montrera qu’il peut mettre sa confiance en lui, le Seigneur et maître du monde. En refusant poliment, le roi affiche l’attitude du croyant qui n’a pas besoin de signe pour se fier à Dieu. En réalité, il préfère que celui-ci ne lui envoie pas de signe, car il serait contraint de lui faire confian­ce plutôt que de poursuivre ses préparatifs militaires. Voilà la raison pour laquelle le prophète est excédé : sous les apparences du croyant qui se refuse à tester Dieu, Achaz cache son refus de croire en lui. Aussi, Dieu va lui donner ce signe. Sa jeune épouse va bientôt lui donner un héritier, gage de la continuité de la dynastie. Dès lors, quoi qu’il en soit de la crise présente, Dieu fera le nécessaire pour que le royaume subsiste avec un pouvoir stable. Une telle nouvelle devrait rassurer le roi : Dieu est avec eux. C’est ce dont l’enfant sera le vivant témoin, et le nom qui sera le sien le manifestera. Car avant qu’il ait atteint l’âge de raison, c’en sera fini des deux agresseurs, ces deux bouts de tisons fumants : ils auront perdu leur territoire.

Bien qu’il soit très lié à un incident très particulier, cet oracle a été conservé dans le livre d’Isaïe parce qu’il portait le souvenir de la présence indéfectible du Seigneur à son peuple, quoi qu’il en soit de la fidélité de ce dernier. Et de même que le prophète invitait le roi à mettre sa confiance en Dieu, de même le souvenir de cet incident était de nature à conforter la confiance des générations suivan­tes. Par la suite, quand Israël a été privé définitivement de roi (et d’autonomie), un tel oracle a sans doute été interprété autrement : si, en temps de crise, Dieu s’est montré fidèle à un roi au point de lui offrir un avenir, alors même qu’il lui résistait, ne fera-t-il pas de même pour son peuple – et, pourquoi pas, en suscitant un nouvel Emmanuel de la « maison de David » ?

Joseph (Matthieu 1,18-24 [+ 25])

De Jésus, Christ, la genèse fut ainsi. Marie, sa mère, avait été accordée en mariage à Joseph. Avant qu’ils aient été ensemble, elle fut trouvée enceinte de l’Esprit Saint. Joseph, son homme, qui était un juste et ne voulait pas la dénoncer publiquement, décida de la renvoyer en secret. Comme il avait formé ce projet, voici, un messager du Seigneur lui apparut en songe disant : « Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre Marie comme ta femme, car ce qui est engendré en elle est de l’Esprit Saint. Elle enfantera un fils et tu lui donneras le nom de Jésus [“Le-Seigneur-sauve”], car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. » Tout cela arriva pour que soit accompli ce qui fut dit par le Seigneur à travers le prophète : Voici, la vierge sera enceinte et enfantera un fils et on lui donnera le nom d’Emmanuel qui se traduit “Dieu-avec-nous”. Éveillé du sommeil, Joseph fit ce que le messager du Seigneur lui avait prescrit et prit sa femme chez lui [et ne la connut pas jusqu’à ce qu’elle ait enfanté un fils ; et il lui donna le nom de Jésus.]

Comme les autres épisodes liés à l’enfance de Jésus chez Matthieu, celui-ci a pour point de départ un passage de l’Ancien Testament, dûment cité. C’est une phrase de l’oracle d’Isaïe commenté ci-dessus (la seule qui intéressait le censeur). Ce bref passage est développé en une petite histoire, à la manière d’un midrash – pour faire bref : un récit théologique. Ce récit se greffe sur la finale de la généalogie qui ouvre l’évangile : « Jacob engendra Joseph, l’homme de Marie de laquelle fut engendré Jésus, celui qui est dit christ » (Matthieu 1,15). De cette phrase, il ressort clairement que Jésus n’est pas engendré par l’homme de Marie. Voilà ce que la petite histoire va raconter, de manière à mettre en évidence la naissance virginale du messie (ou christ).

Au verset 15, le passif « fut engendré » suggère déjà indirectement que celui qui a engendré Jésus est Dieu, ce type de forme passive étant couramment utilisé pour désigner Dieu comme agent de l’action. Ce Jésus, en qui humanité et divinité se rencontrent, a cependant besoin d’un « père ». Ce père, c’est Joseph, un descendant de David (voir Matthieu 1,6). Jésus, cependant, n’est pas réellement son fils, le récit y insiste en en multipliant les signes : Joseph et Marie n’ont pas encore été ensemble ; celle-ci se trouve enceinte des œuvres de l’Esprit (2 fois) ; elle est dite vierge par le Seigneur qui, via le prophète, a anticipé ce moment capital ; et dans la finale censurée, l’évangéliste précise qu’il ne connut pas Marie avant la naissance de l’enfant (verset 25). Mais ce n’est pas parce qu’il n’est pas le père de l’enfant que l’homme est insignifiant. En effet, le comportement que Matthieu lui prête dans son récit est significatif de ce qui permet à Dieu de se faire proche des humains comme il le sera en Jésus.

La grossesse de celle qui est déjà son épouse bien qu’ils attendent l’officialisation de leur union pour pouvoir habiter ensemble pose évidemment question à Joseph. Matthieu anticipe sa réaction en le présentant comme un juste, et ce qu’il fait le confirme. Il décide de renvoyer Marie sans la dénoncer publiquement. C’est donc qu’il ne la considère pas clairement comme coupable d’adultère. Dès lors, s’il la renvoie, c’est – au moins en partie – pour un autre motif. Il ne veut peut-être pas s’immiscer dans l’intimité de sa promise et s’approprier l’enfant d’un autre. Il entend peut-être respecter le mystère auquel il est confronté, plutôt que d’intervenir dans une histoire qui le dépasse… En tout cas, il veut éviter tout esclandre qui lui donnerait le (beau) rôle de la victime tout en exposant sa fiancée à la stigmatisation publique voire à une condamnation sans appel. D’où sa volonté de rompre en secret.

C’est pour empêcher Joseph de mettre en œuvre cette décision que le Seigneur lui envoie son messager « dans un rêve ». Dans le mystère de cette communication, Dieu dit trois choses au « fils de David ». D’abord, il l’invite à renoncer à sa décision et de porter à terme le projet de mariage avec sa femme, sans craindre de s’immiscer dans une histoire qui ne le regarde pas. Ensuite, il lui révèle l’origine divine de l’enfant de Marie. Enfin, il lui assigne un rôle spécifique vis-à-vis de cet enfant : jouer le rôle d’un père auprès du fils. Ce rôle consiste à l’inscrire dans la continuité d’une lignée humaine – en l’occurrence celle de David – et dans un tissu familial et social, mais surtout de lui donner un nom[2]. Ce faisant, il reconnaîtra que, dans le mystère auquel il fait face, c’est Dieu qui est à l’œu­vre et qui manifeste son désir de libérer les humains du péché, c’est-à-dire de combattre le mal là où il prend sa source : dans leur cœur. Il assignera ainsi à ce fils sa destinée de sauveur, de sorte qu’il puisse être reconnu comme le « Dieu avec nous » dont le prophète a entrevu la venue.

Sans un mot – il ne dira pas un seul mot dans le récit de Matthieu – Joseph s’exécute et cette obéissance fait l’objet d’une insistance. Après l’avoir enregistrée avec ses propres mots (« Joseph fit ce que le messager du Seigneur lui avait prescrit »), il la raconte en reprenant les mots du messager : « et prit sa femme chez lui (…) elle enfanta un fils, et il lui donna le nom de Jésus », tout en prenant soin de n’introduire aucune ambiguïté dans l’esprit du lecteur quant à l’origine divine de celui qui se nommera « le Seigneur sauve » (« il ne la connut pas »).

Les noms de personnes cités par Matthieu viennent tous de l’Ancien Testament. Son récit midrashique exploite vraisemblablement la richesse de sens qu’ils portent en eux, comme une sorte de « message subliminal ».

- Joseph (« fils de Jacob » !) : homme juste, obéissant aux ordres de Dieu, est aussi gratifié de 4 songes à travers lesquels il reçoit les communications divines. En cela, il est la réplique de Joseph, « l’homme aux songes » par excellence de l’Ancien Testament (Genèse 37–50). Or, ce Joseph est lui aussi, à sa manière, un homme à travers lequel Dieu a sauvé et l’Égypte et Israël, qui étaient menacés par une famine et par un grave conflit familial nourri par l’envie (voir 50,20). Comme « fils de Joseph », Jésus mènera à son accomplissement l’œuvre de Joseph : en passant par la mort (voir Genèse 37,18-24), il offrira le salut et à Israël et aux nations.

- Marie, en grec Mariam, est le nom de la sœur de Moïse, la prophétesse qui, la première, a accueilli le salut du Seigneur en dansant et en chantant au moment où il libérait définitivement les fils d’Israël esclaves en Égypte. C’est elle qui a invité le chœur des hommes à acclamer la gloire du dieu libérateur (Exode 15,19-21 – un passage évité aussi soigneusement que curieusement par le censeur désormais bien connu[3]).

- David, messie ou christ par excellence dans bien des écrits de l’Ancien Testament. « Fils de David » comme son « père » Joseph (Matthieu 1, et 20), Jésus mènera à son accomplissement l’œuvre du messie, telle que les prophètes en ont parlé.

- Jésus, est le nom grec de Josué (yehôshua‘), le seul fils d’Israël avec Caleb à avoir vécu toute l’aven­ture de l’exode : présent aux côtés de Moïse juste après la sortie d’Égypte pour protéger la toute nouvelle liberté d’Israël face à l’agresseur amalécite (Exode 17,9, voir 29e dim. C), il guidera la seconde génération du peuple lorsqu’elle entrera dans la terre promise pour la recevoir de Dieu. Le nom qu’il porte souligne qu’il est une figure éminente du salut de Dieu.


[1] Pour simplifier un peu, j’enlève du texte les détails généalogiques concernant les rois, et j’uniformise certains éléments (par ex. Israël est parfois appelé Éphraïm).
[2] Contrairement au texte hébreu d’Isaïe où la mère nommera son fils, ici, c’est le père qui le fera comme c’est déjà le cas dans la traduction grecque du livre prophétique.
[3] Pour des détails à ce propos, voir mon petit livre Naissance d’un peuple, gloire de Dieu, Lessius 2018, p. 61-65.

Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin